Microsillons

À grande vitesse. Cylindres qui circulent à travers les conduits qui relient les agglomérations entre elles, le lieu de travail au lieu de villégiature, dans le sens des départs, le poste dépenses de loisirs aux rentrées de salaires, dans le sens des retours. Débits et crédits, à grande vitesse. Lancés dans l’espace déserté, plus de cinq cents êtres humains rangés et réfrigérés sur deux niveaux.
A ma place, je n’aperçois que quelques bâtisses isolées et consomme, pendant plusieurs heures et presque sans bruit, une dizaine de m3 d’oxygène. Lorsque la capsule se rapproche de son point d’arrivée, plusieurs divisions d’habitations, éparses puis de plus en plus denses, se manifestent  à l’horizon. Secteurs en construction et infrastructures fraîchement bâties d’abord. Le sentiment d’aborder l’agglomération à l’endroit où elle s’étend encore, où la trame du tissu urbain se lie ou se délie selon le sens dans lequel on circule, où les lignes se serrent ou se desserrent. Entrepôts et zones commerciales, lieux de l’approvisionnement de toute une population ramassée jusqu’au centre. Des kilomètres de façades enfin, seulement sectionnés par des rues qui paraissent toutes étroites quand elles s’effacent aussi vite. Impossible de concevoir la globalité de l’organisation des voies dans la cité, leurs angles et leurs courbures, le sens de la circulation comme la coordination des feux tricolores. Sélectionner seulement un point de vue, un trajet, directions et correspondances, qui rende l’espace lisible et me ramène chez moi.

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Une photographie de Jean-Marc Bustamante qui date du début du troisième millénaire. Au premier plan, un chantier : des outils et des matériaux disposés sur le sol et, à droite, un bâtiment en construction, des briques alignées et scellées probablement et des tiges de métal, des échafaudages ou l’armature de murs en construction, assemblées et érigées vers le ciel qui domine le second plan.
Au second plan justement, un paysage idyllique, celui d’une possible villégiature : un lac, un paysage de moyenne montagne, un clocher et des toits pittoresques. Un panorama de carte postale lisse et convenu qui pourrait se trouver en contradiction avec le premier plan. Il n’en est rien. Il semble même qu’une ligne de fuite démarre du chantier, épouse la courbure du lac pour disparaître à l’horizon. A tel point qu’on s’interroge pour savoir si c’est la réalité, telle que le photographe l’a captée et fixée, qui est en chantier ou s’il s’agit plutôt de la photographie qui se trouve partiellement en construction. Même s’il n’a eu recours à aucun montage, en choisissant de cadrer sa photo ainsi, Jean- Marc Bustamante nous donne un point de vue sur le monde.
Lorsqu’il réalise ses premières séries de photographies à la fin des années 70, il les intitule Tableaux. Ce sont de grands formats pris à la périphérie de Barcelone. Quand le soleil se trouve au zénith, après une longue exposition, si bien que les couleurs sont éclatantes, les ombres inexistantes et l’impression d’ensemble est celle d’un paysage irréel ou factice. Sentiment que l’on retrouve dans notre photographie.
L’horizon a un double sens ici : ce qui se trouve au delà d’une certaine limite, la ligne  qui sépare le premier du second plan, et ce qui représente l’objet de nos désirs d’individus de la fin du second et du début dutroisième millénaire, l’endroit rêvé de nos vacances ou de notre domiciliation définitive. Jean-Marc Bustamante a intitulé les tirages de cette série L.P., I, L.P., II, L.P., III, etc. L.P. pour Lake Photographs, une dénomination objective, et L.P. pour Lost Paradise, ce que la construction verticale du cadre suggère.
Le travail de Jean- Marc Bustamante se développe à partir de la fin des années 70, au moment même où la photographie artistique connaît enfin le succès et la reconnaissance critique. Cette reconnaissance coïncide paradoxalement avec la disparition de l’usage pratique de la photographie. On peut considérer l’œuvre de Jean-Marc Bustamante à la fois comme l’anticipation et la critique de l’usage de l’image numérique et au delà du monde factice et stéréotypé dans lequel elle se développe.
L.P.’s c’est aussi l’abréviation anglo-saxonne du « bon vieux » vinyle, Long Playing, peut-être la métaphore du travail du photographe qui, dans un monde qui se caractérise par l’immédiateté, lui, prend le temps de révéler ce qui se cache sous le vernis.

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Un commentaire pour Microsillons

  1. Nicolas D dit :

    « plusieurs divisions d’habitations », et comment à la lecture on rejoint les « bancs publics » et autres « micro-univers » écrit peut-être simultanément par François Bon.

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