Sur l’écran de mon smartphone, de nombreux cumulus en mouvement, quelques brèches de ciel bleu immédiatement refermées, le vacillement des étoffes ballottées par le vent. La traversée n’était pas longue, mais j’ai fini par oublier le grondement des vagues qui heurtaient l’étrave du navire.
Pour quelques jours, nous nous sommes rendus sur une île bretonne. Après la première pandémie, des amis s’y sont installés pour s’éloigner des menaces sanitaires et environnementales et ces derniers mois le nombre de ces nouveaux insulaires n’a cessé d’augmenter. Nous n’étions pas très éloignés du continent, à peine une heure de bateau, mais l’omniprésence de l’océan, l’extraordinaire beauté des paysages et le sentiment d’isolement nous a d’emblée dépaysés. Le premier soir, nous avons bu plus que de raison et, l’ivresse venue, nos amis nous ont conviés à une promenade nocturne sur les sentiers qui longent la côte. La lune était presque pleine mais le plus souvent prisonnière du filet nuageux. Ignorants que nous étions, nous nous sommes laissés conduire comme des somnambules au milieu d’allées sinueuses cernées de haies qui nous dominaient de plusieurs têtes. Les courbures répétées des ronces dessinaient à leurs extrémités des corps disproportionnés, des crânes difformes, des organes inconnus et surdimensionnés. À plusieurs reprises, leurs griffes affutées se sont agrippées à nos habits. Ces silhouettes étranges auraient pu me sembler menaçantes, cependant je n’étais pas effrayé ; elles étaient là chez elle, croissant depuis plusieurs dizaines, peut-être des centaines d’années, je n’étais que de passage et il me semblait, l’ivresse aidant peut-être, que nous pouvions coexister sans heurts. Nous sommes rentrés sans aucune égratignure et je me suis immédiatement plongé dans des rêves profonds.
Dans l’un d’entre-eux, nous étions sous l’océan où nous pouvions respirer grâce à d’interminables tubes, aussi longs qu’ils étaient légers, comme les pailles en plastique par lesquelles j’adorais, enfant, aspirer d’un seul coup mon verre de diabolo grenadine. Avec nos mains qui semblaient munis d’hameçons ou de griffes, des mains qui ressemblaient à des pattes d’ours ou de chats, nous attrapions de petits poissons pour immédiatement les manger. Un rêve d’abondance, peut-être.
Le lendemain matin, le vent s’est levé, la mer déchainée, gonflée, son échine ondulant comme si mille serpents s’apprêtaient à dévorer l’île et tous ses hôtes. Dans sa Théogonie, Hésiode fait de Typhon le père de presque tous les monstres les plus horribles en sa connaissance, affublé de plus de cent têtes de dragons et de serpents cracheurs de flammes. Il incarne surtout plus qu’une menace éphémère, plutôt le mal absolu, généralisé, qui ne cesse de croître jusqu’à s’étendre partout, parmi les dieux comme parmi tout le genre humain. D’après la mythologie grecque, Typhon est le fils de Gaïa et le père des trois harpies, divinités de la destruction. Virgile a chanté leur « rapace essaim » : lorsqu’elles surviennent, elles sont rapides et brutales comme peut l’être la bourrasque, mais elles peuvent aussi se changer en oiseaux de mauvais augure. Aux troyens survivants qui cherchaient désespérément une nouvelle patrie, l’une d’entre elles, Céléno, celle que l’on nomme l’ « obscure », prédit qu’il ne l’atteindraient qu’après que la faim les auraient obligés à manger leurs tables.
Qu’adviendra-t-il des insulaires anciens et nouveaux ?
D’autres pandémies pousseront d’autres rescapés à s’expatrier pour rejoindre l’îlot. Les premiers arrivés trouveront qu’ils sont trop nombreux ou trop voyants. Le réchauffement climatique engendrera une montée sensible des eaux et réduira la surface habitable. Ce qu’il restera de l’île s’éloignera irrémédiablement des côtes du continent. Pour repousser les migrations de nouveaux réfugiés, il faudra fortifier une partie non négligeable du littoral. Les denrées produites sur l’île s’avéreront rapidement insuffisantes. Il faudra se rationner, punir sévèrement les voleurs, jeter les récidivistes et les plus rebelles du haut des falaises. La surface de l’île se réduira de plus en plus, les plus puissants se calfeutreront plus encore et des vauriens leur serviront de mercenaires. Violences et inégalités règneront un certain temps, jusqu’à ce que les derniers insulaires s’entredévorent, jusqu’à ce que leurs dépouilles soient déchiquetés par les goélands, jusqu’à ce que leur puanteur empoisonne toute l’atmosphère.
