Trois gares (1)

– Tu ne trouves pas que l’expédition s’enfonce à chaque page un peu plus dans la mélancolie ?

– La mélancolie ? Je l’ignore…ou, pour être plus juste, je n’en ai pas vraiment conscience. Enfin, maintenant qu’on en parle, peut-être que l’idée n’est pas totalement aberrante.

– Évidente plutôt.

– Sans pouvoir me mettre en position de lecteur, dans celle d’un autre lecteur, je comprends, je comprends que ce sentiment puisse surgir. Inévitablement. Sans être certain de saisir exactement ce que le mot signifie, au fond.

– Ce voyage, ce cheminement, cette déambulation, quelque soit son nom, semble empreint de tristesse.

– Ah oui. Je me souviens que Spinoza définit la mélancolie comme un affect semblable à la tristesse, mais « rapporté simultanément à l’esprit et au corps »[1]. Il ajoute que toutes les parties de l’être en sont « également affectées ». Il n’évoque pas la possibilité que des lignes le soient. Affectées. Si quelqu’un peut l’être, affecté, ce ne peut-être que celui qui les visite. Ces lignes ou ces rues. Avec sa propre constitution, ses propres états d’âme. L’étendue (et j’utilise volontairement le terme le plus neutre possible), l’étendue que nous venons de parcourir ensemble ne possède rien qui la distingue d’une autre. Des avenues, des rues, des façades que l’on retrouve partout ailleurs. Pas plus sombres ou plus tristes que d’autres. Un espace -le lieu comme le trajet qui le traverse- qui n’est pas par nature mélancolique.

– L’espace non, tu as raison…mais ce travail de remémoration, ce travail qui se répète à mesure que la ligne avance…cette espèce de ressassement, qui fait surgir les souvenirs des pierres.

– Qui fait surgir quoi exactement ?

– La petite comme la grande histoire. Et qui transforme la physionomie d’un quartier… enfin, disons plutôt qu’il change le point de vue qu’on peut en avoir, notre manière de le voir. Il déforme sensiblement le visage d’une rue, il plie ou déplie ses traits, et repeint les façades en gris.

– En gris ?

– Oui. Uniformément recouvertes de gris. Sur le papier comme sur l’écran. Comme il est de coutume de représenter des évènements du passé par des images en noir et blanc.        Cette ballade dans les zones grises de la cité. Qui prend un malin plaisir à mettre à jour les signes de notre imperfection, les traces de nos abjections.
De plus en plus, elle ressemble… au défilé pétrifié d’un cortège funéraire.

–  Cette manière de voir me surprend. J’admets que les éléments collectés au fil de ses lignes peuvent faire office de signes et que, mis bout à bout, ils peuvent sembler nous dire quelque chose sur la manière dont se sont développées nos cités. L’histoire officielle ou officieuse de notre civilisation. Mais la tristesse, la tristesse pour une part au moins, elle t’appartient, elle appartient à celui qui repeint ces lignes en gris. Et les sentiments dont il parle, ils se trouvent probablement déjà en lui au moment où il s’engage dans ces lignes. Avec armes et bagages.

À cet instant, il peut me dire qu’il ne comprend pas, il peut me dire qu’il ignore de quoi je parle, qu’il l’ignore ou qu’il n’en a pas conscience. Alors, je peux l’inciter à essayer de considérer le texte qui se trouve entre ses mains avec un œil neuf. Pas comme quelque chose qu’il s’attendrait à lire, pas comme la forme de littérature contemporaine qu’il s’attendrait à lire. Bien sûr, ça y ressemble. A un récit sans enjeu apparent, à un récit agrémenté de réflexions, de repères historiques, à un récit autour de la question de l’espace et des itinéraires urbains. Ce qui peut induire en erreur.
Considérons, pendant quelques instants, que le texte que nous avons devant les yeux n’est pas ce que nous nous apprêtions à lire. Considérons que les signes ou les traces dont l’exhumation pouvait constituer une source de tristesse ou de mélancolie sont en fait les indices qu’un policier, ou un détective, anonyme pour le moment, accumule en vue de confondre le ou les auteurs d’un ensemble de méfaits. Visiblement inqualifiables. Enfouis plus ou moins profondément. Constatons qu’il les déterre sans ménagement, jusqu’à les exposer sur la chaussée. Il suffit de reprendre ces lignes comme doit le faire le lecteur d’un roman policier. Avec l’inquiétude et le plaisir, réunis.
Reprendre la ligne du 26. Le 26 qui a poursuivi sa route jusqu’à la rue Lafayette. Une rue longue et droite qui conduit presque jusqu’au terminus. Une rue qui relie trois des six grandes gares parisiennes. Enfin presque. L’implantation des six premières gares (Austerlitz, Est, Lyon, Montparnasse, Nord, Saint-Lazare), décidée dès la Monarchie de Juillet, est le fruit d’un compromis entre l’Etat, qui souhaite les placer à proximité de l’enceinte de Thiers pour l’acheminement des troupes, et les actionnaires des compagnies privées, qui veulent les localiser le plus près possible du centre de Paris et au cœur de l’activité économique. Une rue où il descend, quelques mètres à peine avant le pont du même nom. Le pont Lafayette. Même s’il ne porte pas officiellement ce nom. Peut-être parce qu’on l’a longtemps considéré comme un ouvrage dépendant de l’activité ferroviaire. Dépourvu de valeur. Un pont suspendu au-dessus de l’écheveau des voies en acier. Droites ou courbées. Entrecroisées comme les poutres qui clôturent le pont de chaque côté. Des poutres à treillis en béton armé, d’imposantes croix inclinées qui donnent au pont l’allure d’un camp retranché.

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Il faut passer sa tête entre ces poutres triangulées pour apercevoir la gare de l’Est. Entre les câbles et les caténaires. La trentaine de voies qui s’élancent, se développent, se multiplient, s’échappent depuis les quais de la gare. Des quais alignés comme les rampes de lancement d’une arme inconnue, mystérieuse et terriblement destructrice. Sous leurs abris verts, des plates-formes qui rejoignent chacune son compartiment, qui font jonction avec le toit transversal qu’on distingue plus loin. Une toiture grise et longue, de près d’une centaine de mètres, composée de plusieurs éléments. Que surplombe deux voûtes à peine ouvertes.
C’est la partie ingrate de la gare, la partie laborieuse, celle que les usagers arpentent pour rejoindre leur train sans se soucier de savoir à quoi elle ressemble. Sur le quai, quelques instants, sans prendre conscience d’être au centre d’une immense machinerie. Aux couleurs du métal. L’œuvre des ingénieurs des ponts et chaussées, le « produit spontané d’une des plus admirables inventions de l’époque », dit Léonce Reynaud, professeur d’architecture à l’Ecole polytechnique puis à la chaire d’architecture des Ponts et Chaussées et concepteur, entre 1842 et 1847, de la première gare du Nord.
En traversant le pont et en redescendant vers la gare par l’escalier de la rue d’Alsace, on se rend compte que les compartiments où les quais se rangent sont faits d’acier et de verre. Des verrières rendues aveugles par l’usure du temps. Comme la toiture, construite à l’aide des mêmes matériaux, le verre et l’acier, une toiture à deux pans, typique des gares parisiennes. Qui ménage un peu partout des ouvertures qui semblent avoir été conçues pour les mêmes raisons qu’on creuse des meurtrières dans un ouvrage fortifié. C’est la partie belliqueuse de la gare, sa partie grise, celle qui menace, celle qui intime l’ordre d’avancer, de ne pas quitter la ligne. Pour se diriger jusqu’à l’entrée, il faut la contourner longuement, au passage prendre conscience du volume de la grande halle qui se cache sous son toit de verre et mettre un temps certain pour faire le tour de l’imposant vaisseau. Parvenu place du 11 Novembre 1918, il est un peu surpris par l’allure de la façade principale de la gare qu’il ne visualise pas complètement parce qu’elle est assez étendue. Pas très haute par contre, pas tel qu’on s’imagine la façade d’une grande gare parisienne, plutôt celle d’une gare de province, et encore celle d’une ville moyenne. On distingue deux bâtiments disposés symétriquement. Deux pavillons, dirait-on, deux pavillons de pierre de taille, de facture classique, élégants et agrémentés sans excès de quelques statues.
L’une d’elles, au sommet du fronton ouest, représente la ville de Strasbourg. C’est le nom que prend la gare alors, « l’embarcadère de Strasbourg » ouvert en 1849 par la Compagnie de Paris à Strasbourg. Qui comprend alors deux voies, dans la moitié ouest de la gare. Œuvre commune de l’ingénieur Cabanel de Sermet et de l’architecte Duquesney, elle est inaugurée en 1850 par napoléon III et prend définitivement le nom de « gare de l’Est » en 1854 quand la Compagnie des chemins de fer de l’est ouvre la ligne Paris-Mulhouse.
L’autre, celle qui orne le fronton est, est une statue figurant Verdun. Elle est l’œuvre d’un sculpteur tourangeau, Varenne, qui s’est spécialisé dans les ouvrages publics de ce type. On lui doit par exemple une grande partie du statuaire de  l’actuel Hôtel de ville de paris. L’apparence du personnage, ou de l’allégorie, qu’il a sous les yeux, ne l’informe pas avec certitude pour savoir si c’est la ville ou la Première Guerre Mondiale que le sculpteur a voulu figurer. Paré d’une épée et d’un bouclier, mais recouvert d’un casque qui ressemble fort à celui d’un poilu.
Derrière la balustrade qui relie adroitement les deux bâtiments, la terrasse permet probablement, aux beaux jours, de prendre un bain de soleil et d’admirer la vue. Au dessus d’une manière de cour, presque déserte à cette heure de la journée. Où il est difficile de se représenter soldats en uniformes, en route pour le front de l’est, jeunes hommes rassemblés en voie d’incorporation, officiers ou simples soldats, camions de ravitaillement et véhicules militaires. Difficile de s’imaginer la foule des mobilisés, drapeaux au vent, remontant le boulevard de Strasbourg ce 2 août 1914. Ou alors en grimpant sur la terrasse, en s’approchant du tympan, de l’immense fenêtre en plein cintre qui domine le fronton. Une sorte de rosace de fer et de verre derrière laquelle on peut distinguer le berceau de la halle. Le hublot du Nautilus à travers lequel il observe ce qu’il reste. De la fumée, des silhouettes, un convoi, des attroupements.

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Les quais sont noirs de monde. Les femmes accompagnent leurs maris, les enfants leurs pères, les mères leurs fils. Qui se rendent au front. Celui de Verdun où, par rotation, 70% des poilus encore valides se rendront. Par toutes les lignes disponibles. Par la ligne en provenance de Nancy, la ligne principale avant que les allemands ne finissent par la couper en prenant Saint Mihiel. Puis par le chemin de fer meusien, le « tortillard », au départ de Bar-le-Duc. Qui n’a pas la capacité de transporter le matériel militaire le plus lourd. Celui-ci emprunte la « voie sacrée », une route départementale nommée ainsi par Maurice Barrès en référence à l’antique « via sacra » utilisée pour les triomphes romains. Toutes les lignes mènent sur la Marne, en Artois ou à Verdun. A Verdun où 90 000 hommes et 50 000 tonnes de munition sont acheminés chaque semaine. Dans le « tourniquet », 70 des 95 divisions françaises participent à la bataille. Une bataille qui dure près de dix mois. Dix mois de bombardements incessants. Les 270 pièces d’artillerie françaises répondent aux 1225 canons de tous calibres des allemands. On estime qu’en deux jours deux millions d’obus tombent sur les positions françaises. Sur toutes les lignes, plus de 300 000 morts et 500 000 blessés.
Aux morts de Verdun, de la somme, de Messines, du Chemin des dames, de Château-Thierry ou de l’Aisne comme son fils, le peintre Albert Herter rend hommage dans Le Départ des poilus, une toile exposé dans le hall des Grandes lignes de la gare de l’Est. Décrochée à plusieurs reprises en vue de sa restauration et plusieurs fois réinstallée. Une toile monumentale de cinq mètres de haut sur 12 mètres de long, où l’on voit à la fois la joie un peu sur jouée des jeunes hommes, déjà grimpés dans leurs wagons et qui partent au front, et la tristesse des proches restés sur le quai. On raconte que le peintre se serait représenté à droite, un bouquet à la main, comme sa femme à gauche, les deux mains jointes, et on dit également que le jeune homme, au centre, qui pointe son képi et son fusil vers l’immense verrière de la gare serait leur fils.


[1] Spinoza, Ethique, partie III, proposition 11, scolie. Traduction de Robert Misrahi. PUF. 1990.

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3 commentaires pour Trois gares (1)

  1. garder sa curiosité, un oeil neuf, une envie de pénétrer ce que l’on voit (à moins que son propre état ne s’y prête pas ce jour là) et ne pas se laisser aller aux visions convenues , aux symboles en vigueur, qui ne concernent ni les lieux sur lesquels on les projette, ni notre individualité plus ou moins secrète

  2. les gares, les lieux hors de notre temps; on essaie de les moderniser; les trains, la machine à vapeur, le XIXème siècle…les voies, aiguillages, tout ça est trace, symbole d’une époque révolue;
    machine à vapeur, usine,voyage pour les uns, souffrance pour les autres.
    Spinoza, l’éthique, comme des présences au monde, exigeantes – pas les rodomontades de la droite qui devient, en france, majoritaire; le travail, qu’on ne sait plus, le voyage, dévoyé; c’est dur d’avoir été hors de son temps et d’ être aujourd’hui déclassé…boucle, j’en ai conscience.
    les gares, plus que les aéroports lieux du voyage, d’un voyage partagé; le départ à la guerre, le départ en camp, le départ en vacances; tous ces départs. histoires; que l’on ne peut toujours pas oublier… l’odeur des gares.

  3. Quand on la prend comme cela, oui, la vie est dangereuse.

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