L’oeuvre

D’abord, ça lui avait semblé évident, il œuvrait dans le but de laisser une trace de son passage après sa mort, trouvant ainsi une finalité à sa vie, la raison de se mobiliser chaque jour de nouveau, à toutes les étapes de son existence, lorsqu’il avait du faire le choix de sa carrière, se consacrer des années durant à un long apprentissage, faire ses premiers essais dans le secret de son atelier, exposer d’abord pour un public clairsemé, cette perspective lui avait semblé suffisante, cela a beau être un lieu commun, il s’y était accroché, n’en mordait pas, ne le voyait d’ailleurs pas ainsi, comme une question de principe, au contraire quelque chose de profond, d’intime, il ne pouvait en être autrement et cela le rassurait, les premiers témoignages de reconnaissance,  le sentiment d’apercevoir dans les yeux de ses amis ou dans ceux qu’à présent il rencontrait de l’admiration, on savait désormais qu’il était un artiste, lui aussi, lorsqu’on le croisait par hasard, lorsqu’on l’invitait un diner, on s’enquérait désormais de l’avancement de son œuvre, de son contenu, de la couleur de ses dernières toiles, elles étaient abstraites, absolument abstraites dans les premiers temps, une érection de couleurs, s’étalaient sur la surface de la toile, avec les mains, avec de longs couteaux, de larges lames, surgissaient dans l’instant sans qu’il sache d’où cela venait, les sentiments qui le traversaient dans ses gestes se matérialisaient, il ignorait comment, il ignorait tout autant pourquoi ce ballet prenait fin, le résultat lui-même le surprenait, il se donnait parfois du temps, recouvrait d’un drap le tableau achevé, le contemplait à nouveau après plusieurs semaines, pour savoir ce qu’il « envoyait », se rassurait dans les bras d’une femme qui lui trouvait beaucoup de talent, cette manière de séduire, cette manière de concevoir, elle l’avait lassé, une relation trop longue en somme, sur les murs du salon où on le conviait à diner, à l’étroit entre les poutres du plafond et le cuir du canapé,  excessivement éclairées, elles semblaient se faner, mourir en société, ces figures vieillissantes, avaient perdu tout leur charme, dans l’impuissance de ne pas être ignoré, pourquoi les avait-il peintes, pour satisfaire son désir de renommée, un besoin égoïste, ces trophées suspendus, il préféra ne plus leur rendre visite, rompant ainsi avec nombre de ses amis, fuir la moindre invitation, pendant plusieurs semaines, pendant plusieurs semaines dans la solitude de son atelier, sans le désir de peindre quoi que ce soit, se souvint seulement, se souvint d’avoir oublié chez l’un d’entre eux ses gants de laine, chez qui exactement, également un parapluie, un briquet noir, un vase japonais ou chinois déniché lors d’un vide-grenier, les Histoires grotesques et sérieuses d’Edgar Allan Poe, avec l’ensemble des objets qu’il avait oubliés, des présents qu’il avait offert à ceux qui l’avaient reçu, il pouvait esquisser la carte, des noms et des adresses, que dans le doute un coup de fil pouvait infirmer ou confirmer, sur la carte il pouvait disposer des points, ces objet dessinés sommairement, épinglés à l’endroit où il les avait laissés, épinglés sur des feuilles blanches cartonnées qu’il avait étalées sur les murs, à mesure que ses recherches se prolongeaient il trouvait que l’atelier ressemblait de plus en plus au QG d’une enquête qui poursuit un tueur en série, recherche une logique à ses déplacements, dans un espace pas très étendu, perdu la trace, il en manquait probablement, il en avait probablement oublié, mais il pouvait relier les points sur la carte, ignorant qu’il pouvait en manquer, où se situaient-ils exactement, pas dans le regard du public qui contempla les résultats de l’investigation, des yeux circonspects devant cet agencement de croquis  presque enfantins, reproduisaient sans se soucier de l’échelle des objets usuels sur le dessin fragmentaire de la cité, de traits crayonnés à la hâte, il faut dire que son travail n’était jamais sorti jusque là du rectangle étroit qui encadrait ses toiles, et l’œuvre qu’à présent il exposait ne nécessitait aucun savoir-faire, rendait inutile après-coup le long apprentissage qui l’avait conduit jusque là, des conversations entendues entre les murs de la galerie, il préféra s’en extirper pour prendre l’air, fit quelques pas jusqu’à l’extrémité de la rue, jusqu’à la station de métro, il y pénétra sans raison, sur le quai se dît qu’il pourrait faire l’inventaire de ces moments, des moments passés à ne rien faire, seulement laisser son esprit se perdre, alors que le métro avançait il convint que ce voyage pourrait en être un premier exemple, de ces moments passés à se perdre, parvenu à une porte de Paris, le jour gagnait du terrain, il se décida à marcher hors des limites de la ville, parcourut d’abord des rues qui semblaient les mêmes, à mesure qu’il progressait elles devinrent moins familières, se tinrent moins droites, sans l’appui des autre qui viendraient à leur rencontre, des murs qui grattaient, des bris de verre qui blessaient, il hâta le pas, se hissa sur un pont qui surplombait l’autoroute, il pouvait apercevoir la forme de l’agglutinement qui s’écoulait de la cité, ça débordait de toutes parts, se répandait sans aucune logique, les rubans d’asphalte cernés d’enseignes colorés, les formations de blocs de béton étroitement rassemblés et érigés vers le ciel, il vit des engins et des grues tutoyer des nuages qui rosissaient, plus une œuvre à présenter au monde, c’était le monde qui était à l’œuvre, une œuvre collective, comme les cathédrales du Moyen-âge,  une œuvre constamment en mouvement, aucun de nous n’en est le spectateur, chacun y apporte sa part, sa part d’édifices et de déchets, on les étale à la périphérie de la ville, parce que le centre déborde, un raz de marée lent et puissant, une vague de béton, de métal et de verre, de l’autre côté du pont il descendît, sous l’un des échangeurs routiers surprît une habitation de fortune, un amas de planches et de cartons rassemblés pour servir d’abri, comme il en proliférait à toutes les extrémités vacantes du long agglutinement, il entreprît d’en prendre une photo, un habitant de la précaire bâtisse protesta, il s’approcha rapidement, il s’approchait dangereusement, il avait quelque chose dans la main, le jour avait perdu du terrain, sous le massif échangeur il gisait, dans ce recoin du grand agglutinement  laissait son esprit se perdre, c’était le monde qui était à l’œuvre et la mort  y prenait part

Cet article a été publié dans phrases-mondes. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

4 commentaires pour L’oeuvre

  1. Cortizone dit :

    j’aime beaucoup, même si je sais pas encore quoi en dire, peut-être à ma prochaine relecture.
    Bien à vous.

  2. nrd dit :

    le pont de l’A3 quand elle devient A86 au-dessus de Bondy?

    enfin je ne connais pas cet angle.

  3. Sklo dit :

    la banlieue aux banlieusards !

  4. Baptiste dit :

    La destruction est-elle l’unique fin possible pour une œuvre ?

Répondre à nrd Annuler la réponse.